NEEL DOFF
— ROMAN —
PARIS
BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
11, RUE DE GRENELLE, 11
1911
Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptationsont réservés pour tous pays.
Il a été tiré de cet ouvrage
10 exemplaires numérotés sur papier
de Hollande
Exemplaire No 9
JOURS DE FAMINE
ET DE DÉTRESSE
Il neige ; j'ai la grippe ; sur la place,les gamins font des glissades. Je m'accoudeà la fenêtre et contemple cettevie sur la neige. Sont-ils souples etlestes, ces enfants! Grands et petits s'endonnent : ils glissent ; ils se poussent ;ils tombent en grappes.
Ah! en voici un en loques, sale, latête embroussaillée, les sabots tropgrands, les bas troués, les genoux perçantle pantalon, le fond de culotte enlambeaux ; pâle, boursouflé, mais agileet râblé. Déjà de loin, il prend son élanet fait une glissade d'une douzaine demètres. Dans cet élan qu'il ne parvientplus à maîtriser, il en entraîne d'autres,il en renverse sur son chemin. Aucunn'a mal. Tous cependant se fâchent, seredressent et tombent sur le petit : c'estqu'il est plus adroit qu'eux, et sale, etpouilleux. Ils le traînent hors de lapiste, le roulent dans la neige, lecognent, et le jettent la bouche contrele trottoir. L'enfant se relève, essaie dese défendre, le bras en bouclier ; maisil est seul. De rage et de douleur, ils'en va, boitant et pleurant pitoyablement.
C'est ainsi que mon frère Kees nousrevenait toujours, quand nous étionspetits. Ce sensuel petit Kees, il avaitd'admirables larmes, grandes et limpidescomme des perles de rosée.
En me retirant de la fenêtre, j'aperçusma figure dans l'espion. Ma bouche étaitcontractée, mes yeux en pleurs : jevenais de revivre une des scènes douloureusesde notre misérable enfance.Ces scènes, dont nous sortions honniset maltraités, étaient toutes provoquéespar notre pauvreté, car, quand c'estpour le plaisir, ce sont toujours lesdéguenillés que l'on rosse.
Avant l'altération continue, sûre, etcomme méthodique, que la misère faitsubir aux natures les mieux trempées,mes parents étaient, dans leur milieuet pour leur éducation, deux êtresplutôt rares, tous deux d'une beautéexceptionnelle quoique diamétralementopposée.
Mon père, Dirk Oldema, était unFrison haut de six pieds, mince et élancécomme un bouleau, et d'une flexibilitéincroyable. Il avait le teint très frais,les yeux bleu clair lumineux, une denturemerveilleuse, des cheveux châtainclair bouclés, une voix parlée franche ettimbrée, et une voix chantée de ténorléger qui faisait s'arrêter les passants.Son plus grand plaisir était, le soir,assis avec tous ses enfants autour del'âtre, de chanter en chœur, ou deraconter des anecdotes de sa vie desoldat, alors qu'il était trompette, avaitun beau cheval et que, pendant que lesautres étaient en ribote, il raccommodaitles bas de tout le régiment pour pouvoirlouer des livres. C'était la seule époquede bonheur qu'il avait eue dans lavie.
Ma mère, d'origine liégeoise, étaitpetite et brune, d'une joliesse piquante,extrêmement fine et bien prise, lisantdes romans d'aventure, mais n'en ayantjamais eu dans la vie. Elle préférait leluxe au confort, et, à cause de sonéducation sommaire, cela se manifestaitpar un bonn