PAR ÉDOUARD CORBIÈRE,
Auteur du Négrier.
SECONDE ÉDITION.
1
DÉNAIN ET DELAMARE,
LIBRAIRES-ÉDITEURS,
16, rue Vivienne, à l’entresol.
1834.
IMPRIMERIE DE COSSON,
9, Saint-Germain-des-Prés.
— Mon cher Édouard, il faut définitivementque ce soir je te présente à notre société.
— Quelle société ?
— Oh ! une société choisie, va ; six aspiransde marine ; trois du vaisseau le Régulus, deuxde la frégate l’Indienne, et puis moi. C’est unevraie réunion académique, présidée par la décenceet embellie par les grâces. On y fumevingt pipes dans la soirée, et pour peu qu’onen ait envie, on y travaille la géométrie etl’algèbre après avoir joué de la bière à l’écartéou au domino.
— Et d’où vous est venue l’idée de formercette société académique où l’on boit, oùl’on fume, et où l’on joue au domino ?
— Le hasard seul, ou plutôt la Providence,nous a conduits à l’établir sur la base en apparencela plus folle, et en réalité la plussage du monde. Mais c’est toute une histoireque j’aurais à te raconter, ou pour mieux diretout un roman. Imagine-toi qu’un soir enme promenant avec Lapérelle, tu sais biencet aspirant de première classe du Régulus,avec qui je partage depuis long-temps machambre ; une petite fille de quatorze àquinze ans vint nous demander l’aumône, dela voix la plus douce et la plus pénétranteque j’aie entendue de ma vie. Elle grelottaitde froid sous des haillons, la pauvre enfant !Tu sais combien j’ai toujours eu le cœuraccessible à toutes les émotions inattendues.A la lueur d’un réverbère et en tirant quelquessous de ma poche, je remarque que lajeune mendiante est jolie comme un amour ;et je dis à Lapérelle : Tiens, vois donc, si cen’est pas dommage ! — Effectivement, me répond-ilavec le sang-froid mathématique quetu lui connais : C’est dommage, mais ce n’estpas autre chose. — Je questionne la petitefille… Elle me répond avec ingénuité qu’elleest orpheline, qu’elle se meurt de faim, etqu’elle ne sait même où aller coucher. Cetaveu tout naïf me fait naître de suite une idée.Il tombait une pluie froide comme glace.
— Une idée, je crois bien ! J’aurais eu probablementla même idée que toi à ta place.
— Oui, une idée, non pas l’idée de calomnierle malheur, mais bien celle d’unebonne action. Je propose à mon camaradede chambre de faire souper l’orpheline, delui offrir un gîte ; et nous l’amenons cheznous. Si tu avais vu avec quelle avidité elledévora quelques gâteaux que je lui apportai,cela t’aurait fait à la fois plaisir et pitié…
— Et où coucha-t-elle ?
— Sur deux chaises, entre le lit de Lapérelleet le mien. Parole d’honneur !
Le lendemain en nous réveillant nous trouvâmesnos bottes admirablement cirées, etnotre chambre balayée comme elle ne l’avaitpas encore été depuis plus de six mois.
— Et que fîtes-vous de la petite ?
— Ce que nous en fîmes ? Un bijou, monami, un bijou ! nous commençâmes par luidire de se nettoyer, c’était je crois la chose laplus urgente ; 30 et quelques francs que j’avaisgagnés à la poule, par une faveur du ciel,car tu sais combien je suis malheureux au jeu,y passèrent et servirent à lui acheter quelquesvêtemens simples, mais propres… Lamalheureuse enfant se nommait Françoiseou Marguerite, je crois ; nous l’appelâmesJuliette, de notre autorité privée. Ce nomnous parut plus relevé, et il est de f