JULES RENARD
PARIS
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
26, RUE RACINE, 26
Tous droits réservés.
Il a été tiré de cet ouvrage:
10 exemplaires sur papier du Japon numérotés 1 à 10,
et 10 exemplaires sur papier de Hollande numérotés 11 à 20.
DU MÊME AUTEUR
PARIS.—IMP. E. FLAMMARION, RUE RACINE, 26.
Il saute du lit de bon matin, et ne partque si son esprit est net, son cœur pur etson corps léger comme un vêtement d'été.Il n'emporte point de provisions. Il boiral'air frais en route et reniflera les odeurssalubres. Il laisse ses armes à la maisonet se contente d'ouvrir les yeux. Les yeuxservent de filets où les images s'emprisonnent d'elles-mêmes.
La première qu'il fait captive est celledu chemin qui montre ses os, caillouxpolis, et ses ornières, veines crevées, entredeux haies riches de prunelles et de mûres.
Il prend ensuite l'image de la rivière.Elle blanchit aux coudes et dort sous lacaresse des saules. Elle miroite quand unpoisson tourne le ventre, comme si onjetait une pièce d'argent, et, dès que tombeune pluie fine, la rivière a la chair depoule.
Il lève l'image des blés mobiles, desluzernes appétissantes et des prairies ourléesde ruisseaux. Il saisit au passage levol d'une alouette ou d'un chardonneret.Puis il entre au bois. Il ne se savait pasdoué de sens si délicats. Vite imprégnéde parfums, il ne perd aucune sourderumeur, et, pour qu'il communique avecles arbres, ses nerfs se lient aux nervuresdes feuilles.
Bientôt, vibrant jusqu'au malaise, ilperçoit trop, il fermente, il a peur, quittele bois et suit de loin les paysans mouleursregagnant le village. Dehors, il fixe unmoment, au point que son œil éclate, lesoleil qui se couche et dévêt sur l'horizonses lumineux habits, ses nuages répanduspêle-mêle.
Enfin, rentré chez lui, la tête pleine, iléteint sa lampe et longuement, avant des'endormir, il se plaît à compter ses images.
Dociles, elles renaissent au gré du souvenir.Chacune d'elles en éveilleune autre, et sans cesse leur troupe phosphorescentes'accroît de nouvelles venues,comme des perdrix poursuivies et diviséestout le jour chantent le soir, à l'abri dudanger, et se rappellent aux creux dessillons.
Elles me donnent ma leçon de chaque jour.
Elles pointillent l'air de petits cris.
Elles tracent une raie droite, posentune virgule au bout, et, brusquement, vontà la ligne.
Elles mettent entre folles parenthèsesla maison où j'habite.
Trop vives pour que la pièce d'eau dujardin prenne copie de leur vol, ellesmontent de la cave au grenier.
D'une plume d'aile légère, elles bouclentd'inimitables parafes.
Puis, deux à deux, en accolade, elles sejoignent, se mêlent, et, sur le bleu du ciel,elles font tache d'encre.
Mais l'œil d'un ami peut seul les suivre,et si vous savez le grec et le latin, moije sais lire l'hébreu que décrivent dansl'air les hirondelles de cheminée.
Qu'ils fassent sur la maison un bruit detambour voilé;
Qu'ils sortent de l'ombre, culbutent,éclatent au soleil et rentrent dans l'ombre;
Que leur col fugitif vive