[Publié dans la Revue Indépendante, numéros 11 à 14 (1887).]
À une soirée de l'Américain O'Sullivan, boulevardMalesherbes, un officier du génie se tenait solitaire. Ilétait grave et très beau. Sur le sobre uniforme, sa têteblonde, hâlée à peine, se détachait avec majesté. Ilavait de grands yeux celtes, mâles et candides, entredes cils d'enfance. Revenu de Tunisie avec des étatsde services superbes, très jeune encore, il était citécomme un officier de large avenir.
La fête restait nonchalante, une mince valse traînaillait,un bourdon de causeries entrecoupait la menuemusique, l'haleine de Mai entrait par les larges fenêtresouvertes, faisait trembloter les lustres, aimablementcaressait les femmes et les fleurs.
Un peu timide, ensauvagé par sa longue absence,l'officier observait naïvement la bimbeloterie, de ci delà éparse, les rideaux de soie soufre gonflés au soufflesoiral. Brusquement, ses prunelles s'abaissèrent sur ungroupe de femmes.
Alors, il frissonna. On voyait dans une vague demousselines, une figure de jeune fille surgir. Elle étaittrès pâle, un délicat chef d'œuvre aux prunelles desplendeur noire, au petit geste saccadé, tout furtif, decharme gracile.
Elle devait être pubère à peine, le cou délicat, la poitrinefinement turgescente, et il s'éblouissait, se sentaitdevenir craintif et tout humble. Cependant, il continuaità la contempler, inconscient de la fixité de sonregard, retenant un peu son haleine. Un jeune hommechauve s'approcha, se pencha gracieusement vers lajeune fille, et, tandis qu'ils se parlaient, l'officier étaitblême d'angoisse. Il voulut détourner la tête, ne put.Il restait à admirer une voie lactée de perles sur lasombre chevelure de l'adolescente. Soudain, elle seretourna, ses yeux allèrent à ceux de son contemplateur,s'y fixèrent quelques secondes avec une expressionde colère, de dédain et de moquerie. Son compagnon,une maigre silhouette de fourbu, regardait cette scène,les lèvres closes, avec une physionomie dénigrante, unvague haussement d'épaules. L'officier étonné, abaissales paupières dans une tristesse démesurée.
—Pourquoi? murmura-t-il.
Il s'éloigna lentement, poigné, alla vers un groupe dejeunes gens qui formaient un petit parlement dans l'embrasured'une fenêtre. Devant la beauté fine du jardin,le tissage transparent de Mai, le firmament tendre, irrégulier,plein de menues vapeurs, ils causaient gravement.L'officier entendit:
—Betoy en croque vingt-six à la minute...
—Oh! Tam O'Shanter fait mieux que ça... trente-deux!
—Pardon, bel et bien, trente-trois.
Mais l'officier, frappant doucement sur l'épaule d'undes causeurs, dit:
—Lannoy... as-tu deux secondes?
Lannoy se retourna. C'était un gars aux fortes épaules,le visage sincère, des cheveux frisés de sanguin.
—Mille secondes! répondit-il.
—Peux-tu me dire... là-bas... ce jeune homme?
—Victor de Semaise.
—Connais pas!
—N'est pas sot... esprit de silex... expérience etpessimisme. Très fort à l'épée. Dépense sans se ruiner.Écurie médiocre.
L'officier parut hésitant, un flux rouge à ses tempes;il murmura:
—Et la jeune fille?
—Bah! Tu ne la connais pas?
—Mais non.
—Madeleine Vacreuse.
—Vacreuse! répéta l'officier avec un large trouble.
Il comprenait maintenant la colère de l'adolescente.La foule douce et farouche des souvenirs se levait, circulaitdans la chambre noire de son cerveau. Toutel'enfance, mêlée à ce nom de Vacreuse, une sotte et méchanteéducation de haine... Et l'officier devenait pâleexcessivement, l'âme en désordre. Pourtant, un brusqueespoir le saisit.
—C'est bien la fille de Louis